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Entre les tombeaux et les astres "Les Forces éternelles" - 1920 Anna de Noailles
Il faut parler aux morts, ils n’ont pas eu le temps, Ces radieux garçons abattus à vingt ans, De boire à la suave, à la cruelle vie. Il faut parler auprès de leurs profonds berceaux : Peut-être les tombeaux ne sont pas sans envie. Dans l’éternel loisir des forêts et des eaux Leur jeunesse sans fin attend, inassouvie. Ces héros enfantins en qui l’homme naissait Soupirent dans l’espace un dolent « Je ne sais… »
« Je ne sais, — disent-ils, — quels sont ces bruits qui tonnent La terre est-elle encore en proie au mal guerrier ? Ici tout est paisible, et dans les bois bourgeonne Le tiède hiver de Février !
Il n’est pas de douleur pour nous, notre âme nue Flotte liquidement à l’entour du soleil. Nous sommes morts ; pourtant le monde continue. L’univers reste-t-il pareil ?
Nous entendons des voix terrestres qui nous nomment ; On nous appelle saints, bienheureux, purs et forts. Pourtant nos sens se sont évanouis. Les hommes Ont donc le souvenir des morts ?
Il semble que des fronts, des prières, des larmes S’élèvent dans les cieux vers nos molles cités. Nous étions des enfants endormis sous les armes ; D’où nous vient notre éternité ?
Peut-être que la mort hardie et militaire Est un don véhément qu’on ne fait pas en vain. Sommes-nous à jamais le dôme de la terre Et les ressuscités divins ?
Est-ce à cause de nous que l’espace s’imprègne D’un éther plus fougueux, plus lucide et plus fier ? Nous sommes immortels, se peut-il qu’on nous plaigne, Nous n’étions que vivants hier !
Le glacial printemps, pétillant et bleuâtre, S’élance du cristal léger de notre sang. Tout ce qui fut demeure ; ô vie opiniâtre Combien les morts sont agissants !
Et pourtant une aride et tendre convoitise Vient troubler l’allégresse alerte de nos jours, Nous n’avons pas, avant que le Destin nous brise. Connu la douleur de l’amour.
Nous n’avons pas connu ce qu’enseignent les livres Ces détresses, ces pleurs, ces suffocations. N’est-ce pas pour souffrir qu’il est joyeux de vivre ? Ah ! parlez-nous des passions !
Quel est donc ce danger qu’un jeune mort élude ? Suave inconnaissance, et qui nous fait languir ! Les morts ont, de l’amour, l’immense plénitude, Mais les vivants ont le désir… »
Ainsi parlent les voix des sources et des sèves, Le feuillage chantant de la forêt, les fruits Bourdonnants de soleil, la colline où s’élève Le village qui fut détruit.
Ainsi parlent entre eux les astres lents qui songent : Moines autour du puits de la lune rêvant, Et le parfum des nuits qui se berce et s’allonge Dans les hamacs légers des vents !
— Ô morts, nous répondrons à vos voix qui tressaillent ; Avancez vers nos cœurs vos invisibles mains, Voici, pour célébrer vos grandes fiançailles. Toutes les filles des humains !
Les yeux toujours levés, l’âme habitant l’espace, Le peuple féminin, comme un peuple d’oiseaux, Fendra la noble nue où jamais ne s’effacent Les exploits jaillis de vos os !
Quel homme arrêterait ces hautes hirondelles Et les saurait tenir sous un joug assez sûr ; Elles s’échapperont, adroites infidèles, Et vous rejoindront dans l’azur !
Vous serez leur époux épars et tutélaire, Et seul votre ample amour ne sera point trahi, Car tout vivant délaisse un autre sur la terre En se tournant vers l’infini !…
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