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Les affres de la mort "España" - 1845 Théophile Gautier

Ô toi qui passes par ce cloître, Songe à la mort ! — Tu n’es pas sûr De voir s’allonger et décroître, Une autre fois, ton ombre au mur.
Frère, peut-être cette dalle Qu’aujourd’hui, sans songer aux morts, Tu soufflettes de ta sandale, Demain pèsera sur ton corps !
La vie est un plancher qui couvre L’abîme de l’éternité : Une trappe soudain s’entr’ouvre Sous le pécheur épouvanté ;
Le pied lui manque, il tombe, il glisse ! Que va-t-il trouver ? le ciel bleu, Ou l’enfer rouge ? le supplice, Ou la palme ? Satan, ou Dieu ?…
Souvent sur cette idée affreuse Fixe ton esprit éperdu : Le teint jaune et la peau terreuse, Vois-toi sur un lit étendu ;
Vois-toi brûlé, transi de fièvre, Tordu comme un bois vert au feu, Le fiel crevé, l’âme à la lèvre, Sanglotant le suprême adieu,
Entre deux draps, dont l’un doit être Le linceul où l’on te coudra, Triste habit que nul ne veut mettre, Et que pourtant chacun mettra.
Représente-toi bien l’angoisse De ta chair flairant le tombeau, Tes pieds crispés, ta main qui froisse Tes couvertures en lambeax.
En pensée, écoute le râle, Bramant comme un cerf aux abois, Pousser sa note sépulcrale Par ton gosier rauque et sans voix.
Le sang quitte tes jambes roides, Les ombres gagnent ton cerveau, Et sur ton front les perles froides Coulent comme aux murs d’un caveau.
Les prêtres à soutane noire, Toujours en deuil de nos péchés, Apportent l’huile et le ciboire, Autour de ton grabat penchés.
Tes enfants, ta femme et tes proches Pleurent en se tordant les bras, Et déjà le sonneur aux cloches Se suspend pour sonner ton glas.
Le fossoyeur a pris sa bêche Pour te creuser ton dernier lit, Et d’une terre brune et fraîche Bientôt ta fosse se remplit.
Ta chair délicate et superbe Va servir de pâture aux vers, Et tu feras pousser de l’herbe Plus drue avec des brins plus verts.
Donc, pour n’être pas surpris, frère, Aux transes du dernier moment, Réfléchis ! — La mort est amère À qui vécut trop doucement.
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