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Constantinople "Les Eblouissements" - 1907 Anna de Noailles
J’ai vu Constantinople étant petite fille, Je m’en souviens un peu, Je me souviens d’un vase où la myrrhe grésille Et d’un minaret bleu.
Je me souviens d’un soir aux Eaux-Douces d’Asie : Soir si traînant, si mou, Que déjà, comme un chaud serpent, la Poésie S’enroulait à mon cou.
Une barque passa, pleine de friandises, Ô parfums balancés ! Des marchands nous tendaient des pâtes de cerises Et des cédrats glacés.
Une vieille faisait cuire des aubergines Sur l’herbe, sous un toit, Le ciel du, soir était plus beau qu’on n’imagine, J’avais pitié de moi.
Et puis j’ai vu, cerné d’arbres et de fontaines, Un palais rond et frais, Des salons où luisait une étoile d’ébène Au milieu des parquets.
Un lustre clair tintait au plafond de la salle Quand on marchait trop fort ; J’étais ivre d’ardeur, de pourpre orientale, Mais j’attendais encor.
J’attendais le bonheur que les petites filles Rêvent si fortement, Quand l’odeur du benjoin et des vertes vanilles Évoque un jeune amant ;
Je cherchais quelle aimable et soudaine aventure, Quel enfantin vizir Dans ce palais plus tendre et frais que la Nature, Allait me retenir.
Ah ! si, tiède d’azur, la terre occidentale Est paisible en été, Les langoureux trésors que l’Orient étale Brûlent de volupté.
Ô colliers de coraux, ô nacres en losanges, Ô senteurs des bazars ; Vergers sur le Bosphore, où des raisins étrange Sont roses comme un fard !
Vie indolente et chaude, amoureuse et farouche, Où tout le jour l’on dort, Où la nuit les désirs sont des chiens, dont la bouche Se provoque et se mord.
Figuiers d’Arnaout-keuï, azur qui luit et tremble, Monotone langueur De contempler sans trêve une rive qui semble Dédiée au bonheur !
Hélas pourquoi faut-il que les beaux paysages De rayons embrasés, Penchent si fortement les mains et les visages Vers les mortels baisers ?
Tombes où des turbans coiffent les blanches pierres, Ô morts qui sommeillez, Ce n’est pas le repos, la douceur, les prières Que vous nous conseillez !
Vous nous dites "Vivez, ce que contient le monde De sucs délicieux, On le boit à la coupe émouvante et profonde Des lèvres et des yeux.
La beauté du ciel turc, des cyprès, des murailles, Nul ne peut l’enfermer, Mais le bel univers se répand et tressaille Dans des regards pâmés.
"L’immense odeur du musc, du cèdre et de la rose Glisse comme le vent ; Mais l’Amour, de ses doigts divins, la recompose Au creux d’un chaud divan.
"Sainte-Sophie avec ses forêts de lumière Et ses bosquets d’encens Se laisse contempler et toucher tout entière Sur un corps languissant…"
Hélas je vous entends, morts de la terre chaude, Vous me brûlez les os ! Depuis mes premiers ans, toute mon âme rôde Auprès de vos tombeaux ;
J’étais faite pour vivre au bord de l’eau profane, Sous le soleil pressant, Consacrant chaque soir à la jeune Diane La Ville du Croissant.
J’étais faite pour vivre en mangeant des pignolles, Sous le frêle prunier Où Xanthé préparait, enfant joyeuse et molle, Le cœur d’André Chénier.
J’étais faite pour vivre en ces voiles de soie, Et sous ces colliers verts, Qui serrent faiblement, qui couvrent et qui noient Des bras toujours ouverts.
La douce perfidie et la ruse subtile Auraient conduit mes jeux Dans les jardins secrets où l’ardeur juvénile Jette un soupir joyeux.
On n’aurait jamais su ma peine ou mon délire, Je n’aurais pas chanté, J’aurais tenu sur moi comme une grande lyre Les soleils de l’été
Peut-être que ma longue et profonde tristesse Qui va priant, criant, N’est que ce dur besoin, qui m’afflige et m’oppresse, De vivre en Orient !…
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