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Le canon "Le Cahier rouge" - 1874 François Coppée
Le silence imposant et la nuit solennelle Planent sur le rempart où, debout dans le vent, Le mousqueton au bras, veille une sentinelle Auprès d’un gros canon tourné vers le levant.
Le fort est un de ceux qui virent le grand siège ; Et, jadis, quand sonna l’heure du désespoir, Sur ces glacis croulants, alors couverts de neige, Dans le ciel de janvier a flotté l’aigle noir.
L’engin, lourd et trapu sur son affût difforme, Naguère vint ici de Toulon ou de Brest ; Et, les vainqueurs étant gênés du poids énorme, Ce monstre est resté là, toujours braqué sur l’est.
L’artilleur est un fils d’Alsace, et sa patrie Est, au nom des traités, territoire allemand ; Il est simple servant dans une batterie. N’ayant plus de foyer, il reste au régiment.
Mais cette nuit, il est hanté de rêves sombres, Et son cœur, que l’espoir des combats remuait, Doute à présent. Il est seul, parmi les décombres, Entre ces murs criblés et ce canon muet.
Il songe à son pays, dans ce coin solitaire. Hélas ! les jeunes gens émigrent de là-bas ; Ses parents sont trop vieux pour labourer la terre, Et leurs filles, ses sœurs, ne se marieront pas.
La revanche promise, il n’y compte plus guère ; Combien de temps avant que nous nous rebattions ? Et déjà les Prussiens, prêts pour une autre guerre, Ceignent Metz et Strasbourg de nouveaux bastions.
Tout lui rappelle ici les désastres célèbres. Être proscrit, c’est plus qu’être orphelin et veuf ! Ce drapeau qu’il entend craquer dans les ténèbres, Mieux vaut ne pas le voir, car c’est un drapeau neuf !
Alors pris d’une fièvre ardente, il remercie La consigne qui l’a près d’un canon placé, Et, comme fit, dit-on, l’Empereur en Russie, Pose son front brûlant sur le bronze glacé.
Tout à coup, le soldat tressaille et devient pâle, Car il vient de s’entendre appeler par son nom ; Et cette voix profonde et grave comme un râle, Cette voix qui lui parle, elle sort du canon :
— Enfant, ne pleure pas. Espère et patiente ! Ce vent qui vient souffler dans ma bouche béante M’arrive du côté du Rhin ; Il me dit que là-bas l’on attend et l’on souffre, Et c’est comme un écho d’Alsace qui s’engouffre Et qui murmure en mon airain.
J’entends les moindres bruits que cet écho m’apporte, Le vieux maître d’école a beau fermer sa porte
Et faire très basse sa voix, Devant les écoliers, palpitant d’espérance, Il déroule, en parlant du cher pays de France, La vieille carte d’autrefois.
J’entends une chanson qui n’est pas allemande, Chez ce cabaretier qu’on mettrait à l’amende Si quelque patrouille passait ; Et voilà des volets qu’on ferait bien de clore, Si l’on veut conserver ce haillon tricolore Que tout à l’heure on embrassait.
J’entends un cri d’horreur s’échapper de la bouche Du paysan lorrain qui s’arrête, farouche, En découvrant dans son sillon Une tête de mort à l’effroyable rire, Et ramasse un bouton tout rouillé, pour y lire Le numéro d’un bataillon.
La prière de l’humble enfant qui s’agenouille, Le soupir de la vierge auprès de sa quenouille, Et les sanglots intermittents Des vieux parents en deuil et de la pauvre veuve, Toutes ces faibles voix gémissant dans l’épreuve, Je les entends, je les entends !
Et toi, tu douterais, quand nul ne désespère Dans le pays natal où sont encor ton père, Ta mère et tes deux jeunes sœurs ? Cette nation-ci, souviens-toi donc, est celle De Bertrand du Guesclin, de Jeanne la Pucelle, Et chasse ses envahisseurs.
Jadis la guerre sainte a duré cent années ; Des générations furent exterminées ; Paris sous l’étranger trembla ; Anglais et Jacquerie à la fois, double tâche ; Charles Six était fou, Charles Cinq était lâche. Vois ! Les Anglais ne sont plus là.
Ces Allemands fuiront aussi. – Quand ? Je l’ignore. Mais, un jour, du côté que je menace encore, Vers ceux-là que nous haïssons, Je vous verrai partir, pour ravoir vos villages Alsaciens, Lorrains, au trot des attelages Et secoués par les caissons.
Vous traînerez alors ces canons de campagne Qui franchissent le pont et grimpent la montagne, Dorés au soleil radieux ;
Et moi, le témoin noir et triste des défaites, Je ne pourrai vous suivre à ces lointaines fêtes ; Je suis trop lourd, je suis trop vieux.
Mais je pourrai du moins, vieux dogue, aux Invalides, Annoncer à Paris vos marches intrépides, Avec mon aboi triomphant. — De créer des héros la France n’est pas lasse ; Et le simple soldat qui dort sur ma culasse Est peut-être Turenne enfant !
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