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Les îles bienheureuses "Les Eblouissements" - 1907 Anna de Noailles
S’éveiller le matin sous le large éventail Qu’agite une jeune négresse, Et voir autour de soi rouler le ciel d’émail Comme une bleuâtre caresse.
Vivre étendu, joyeux, entre les frais carreaux Et les stores de cotonnade, Et pour horloge avoir le tintement des eaux Qui coulent par fraîches saccades.
Avoir un perroquet, éployant comme un dais Ses ailes d’azur et d’orange, Et contempler au loin les voiliers hollandais Partant au royaume d’Orange.
Être l’hôte ébloui, le maître fabuleux, De l’or, du parfum, de l’épice, Se promener et voir errer les homards bleus Aux rochers de l’île Maurice ;
S’asseoir près d’un étang et d’un petit talus, Contempler le clocher de pierre, Et lorsque le soir vient, écouter l’angelus Avec Bernardin de Saint-Pierre.
Quand la nuit aux rayons d’argent irradiés Fait rêver de pirateries, Diner sous les gommiers et sous les muscadiers Dans un jardin des Canaries.
Et puis soudain, hardi, tenir le gouvernail Sur la frégate "La Colombe" Voir la mer du Bengale et la mer de Corail Où le soleil de juillet tombe ;
Visiter une ancienne et rustique maison Près du cap de Bonne-Espérance, Humble demeure où git la défunte saison Du roi Louis quinze de France :
Meubles en bois de rosé et d’orme posés là Par des voyageurs, dans la case, Vieux cartel vert et blanc, odeur de falbala, Tulipes peintes sur un vase ;
Petit livre fané de Denis Diderot, Laissé dans la véranda blanche Par quelque adolescent en feu, qu’oppressait trop La paix torride du dimanche.
Souvenir des aïeux partis d’Angers, de Tours Avec monsieur de Bougainville, Et dont les doux objets, les songes, les amours, Dorment là leur somme tranquille.
– Je pense au soir limpide et chaud, au soir d’argent Où vint dans l’ile de Manille La nouvelle soudain courant, se propageant, De la prise de la Bastille.
Oh ! plaisir d’avoir pu, dans le matin si bon, Dépeindre sur son écritoire Les jardins de Madère ou de l’île Bourbon A l’époque du Directoire !
Avoir pu rencontrer, enfant brune à l’œil vif, Joséphine qui joue et danse, Ou bien l’adolescent romanesque et pensif Qui rêvait à la reine Hortense.
Iles, beaux paradis, instants de bonheur bleu Luisant sur les mers onduleuses, Je suspens mes désirs à vos flancs nébuleux Petites îles bienheureuses…
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