Pouvoir tout dire - Paul Eluard
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Pouvoir tout dire - Paul Eluard



DE L'ART POETIQUE |
Pouvoir tout dire "Dignes de vivre pouvoir tout dire" - 1951 Paul Eluard Récitants : Claude Vinci Tout dire les rochers la route et les pavés Les rues et leurs passants les champs et les bergers Le duvet du printemps la rouille de l'hiver Le froid et la chaleur composant un seul fruit Je veux montrer la foule et chaque homme en détail Avec ce qui l'anime et qui le désespère Et sous ses saisons d'homme tout ce qu'il éclaire Son histoire et son sang son histoire et sa peine Je veux montrer la foule immense divisée La foule cloisonnée comme en un cimetière Et la foule plus forte que son ombre impure Ayant rompu ses murs ayant vaincu ses maîtres La famille des mains la famille des feuilles Et l'animal errant sans personnalité Le fleuve et la rosée fécondants et fertiles La justice debout le bonheur bien planté Le bonheur d'un enfant saurai-je le déduire De sa poupée ou de sa balle ou du beau temps Et le bonheur d'un homme aurai-je la vaillance De le dire selon sa femme et ses enfants Saurai-je mettre au clair l'amour et ses raisons Sa tragédie de plomb sa comédie de paille Les actes machinaux qui le font quotidien Et les caresses qui le rendent éternel Et pourrai-je jamais enchaîner la récolte A l'engrais comme on fait du bien à la beauté Pourrai-je comparer le besoin au désir Et l'ordre mécanique à l'ordre du plaisir Aurai-je assez de mots pour liquider la haine Par la haine sous l'aile énorme des colères Et montrer la victime écrasant les bourreaux Saurai-je colorer le mot révolution L'or libre de l'aurore en des yeux sûrs d'eux-mêmes Rien n'est semblable tout est neuf tout est précieux J'entends de petits mots devenir des adages L'intelligence est simple au-delà des souffrances Comment saurai-je dire à quel point je suis contre Les absurdes manies que noue la solitude J'ai failli en mourir sans pouvoir me défendre Comme en meurt un héros ligoté bâillonné J'ai failli en être dissous corps cœur esprit Sans formes et aussi avec toutes les formes Dont on entoure pourriture et déchéance Et complaisance et guerre indifférence et crime Il s'en fallut de peu que mes frères me chassent Je m'affirmais sans rien comprendre à leur combat Je croyais prendre au présent plus qu'il ne possède Mais je n'avais aucune idée du lendemain Contre la fin de tout je dois ce que je suis Aux hommes qui ont su ce que la vie contient A tous les insurgés vérifiant leurs outils Et vérifiant leur cœur et se serrant la main Hommes continuement entre humains sans un pli Un chant monte qui dit ce que toujours on dit Ceux qui dressaient notre avenir contre la mort Contre les souterrains de nains et des déments. Pourrai-je dire enfin la porte s'est ouverte De la cave où les fûts mettaient leur masse sombre Sur la vigne ou le vin captive le soleil En employant les mots de vigneron lui-même Les femmes sont taillées comme l'eau ou la pierre Tendres ou trop entières dures ou légères Les oiseaux passent au travers d'autres espaces Un chien familier traîne en quête d'un vieil os Minuit n'a plus d'écho que pour un très vieil homme Qui gâche son trésor en des chansons banales Même cette heure de la nuit n'est pas perdue Je ne m'endormirai que si d'autres s'éveillent Pourrai-je dire rien ne vaut que la jeunesse En montrant le sillon de l'âge sur la joue Rien ne vaut que la suite infinie des reflets A partir de l'élan des graines et des fleurs A partir d'un mot franc et des choses réelles La confiance ira sans idée de retour Je veux que l'on réponde avant que l'on questionne Et nul ne parlera une langue étrangère Et nul n'aura envie de piétiner un toit d'incendier des villes d'entasser des morts Car j'aurai tous les mots qui servent à construire Et qui font croire au temps comme à la seule source Il faudra rire mais on rira de santé On rira d'être fraternel à tout moment On sera bon avec les autres comme on l'est Avec soi-même quand on s'aime d'être aimé Les frissons délicats feront place à la houle De la joie d'exister plus fraîche que la mer Plus rien ne nous fera douter de ce poème Que j'écris aujourd'hui pour effacer hier. |
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La poésie, c'est les paroles éparses du réel (Octavio Paz)
Gil Def- Admin
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