La mort du fermier - Emile Verhaeren
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La mort du fermier - Emile Verhaeren
LA MORT ET LE DEUIL |
La mort du fermier "Toute la Flandre" - 1904-1911 Emile Verhaeren ll était mort, soudain, sur son champ, à midi. Par le chemin passant derrière le village, À bras d’homme on le porta chez lui. Son sarrau bleu lui voilait le visage. Le chien, à coups d’aboi, l’accueillit dans la cour, Et sa fille, poussant un grand cri sourd, Laissa tomber par terre, D’entre ses mains, Le pain. La nouvelle courut des clos jusqu’aux chaumières. Des gens passaient hâtant le pas ; D’autres, au seuil des portes, Se rassemblaient et parlaient bas ; D’autres faisaient escorte Aux fils du mort qui se hâtaient là-bas ; Une servante vieille et tannée Partit chercher la fille aînée Qui habitait au loin. Sur son vieux lit refait avec grand soin On étendit le corps, les mains en pointe. Deux chandelles brûlaient. Un peu de sang perlait Aux lèvres jointes. Bientôt filles et fils furent là, Debout, Dans sa chambre, devant leur père. Le silence s’y installa Autoritaire ; Mais les mouches volaient De-ci, de-là, en longs remous ; Et le branlant volet Laissait filtrer une longue lumière Par un long trou. Et les femmes soudain sanglotèrent : « La terre, Large et belle, la terre Qui leur était le bien commun Depuis toujours, sous les parents défunts, Qui donc l’émietterait comme un épi d’avoine ! Il faut soigner et conserver le patrimoine Selon la volonté du mort qui gisait là. » L’aîné des fils, tout à coup, s’en alla. On l’entendit, dans la cuisine, ouvrir l’armoire, Saisir un broc et se verser trois fois à boire. Et quand on l’eut rejoint, brusquement il parla : « La terre, Il faut la vendre ; Et puisqu’il est celui Qui seul la peut reprendre, Grâce à son or, La terre, Qu’il ait raison ou qu’il ait tort, Sera dûment sa terre à lui. C’était d’ailleurs la volonté du père. » L’autre fils dit : « Il faut que le bien reste entier, Commun à tous, avec ses vingt-quatre bonniers Allant du chemin creux jusqu’à la ferme haute. Le vendre ou le couper serait là lourde faute. » L’aîné haussa les épaules et ne répondit pas. L’une des sœurs violemment saisit son bras, Et lui tendant le poing, comme un morceau de haine, Jura : « Si notre terre était vendue un jour, Il ne s’y ferait plus ni moisson, ni labour, Et la mort seule aurait pour soi tout le domaine. » L’aîné, qui la savait sorcière, eut un sursaut ; Mais sa colère et sa rancune étant trop fortes, Il fit un geste bref et lui montra la porte. Alors ce fut à qui lui crierait le plus haut : Qu’il était fourbe et ladre et doublement infâme. On lui reprochait tout : sa ruse et son argent ; On lui jetait au front ce que disaient les gens De sa fille deux fois mère et de sa femme Dont le village entier avait connu le lit. Lui seul, depuis vingt ans, les avait tous salis. Les yeux luisaient, les poings serraient leur rage, Des coups brusques sonnaient sur la table de bois Et la maison tremblait du seuil jusques au toit, Tant s’amassait de hargne en ce funèbre orage. Oh ! ce combat sinistre et rauque, à volets clos, Dans le silence entier des campagnes massives ; Ceux qui passaient se regardaient au bord du clos En surprenant soudain les haines convulsives Qui se mordaient et se déchiraient là. Le charpentier survint pour prendre la mesure Du mort chargeant le lit de sa vaste ossature. Aux coups de son talon la porte s’ébranla. Un brusque arrêt barra le cours de la querelle. Les sœurs, prises de peur, se parlaient bas entre elles. Le charpentier cria son nom et l’on ouvrit. Son mètre en main, il s’approcha du lit : Les chandelles s’étaient peu à peu consumées ; La lame de lumière entrant par le volet fermé Barrait le front du mort, étrangement ; Et les taons et les mouches S’arrêtaient par moments Pour boire aux deux caillots de sang Qui rougissaient sa bouche. Liens vers les textes de cet auteur |
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