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Le voyage "Les Forces éternelles" - 1920 Anna de Noailles
Quand les jours sont pareils sur un même horizon, Et que le paysage étend sa même fresque, Je songe à vous, voyage ! adieux à la maison, Espoir de nouveaux ciels, de cinquième saison, Projets dansants ainsi qu’une longue arabesque… — Ah ! que vous me plaisiez, suave déraison, Chapeaux de Walter Scott, plumage romanesque, Les livres de Musset pris au dernier moment, Les manteaux à carreaux, l’odeur de la valise. L’ombrelle et l’éventail, et l’emmitouflement, Comme si le climat qui transit ou qui grise Commençait dans les trains ! Puis ce pressentiment Vague, présomptueux, clandestin, créateur, De trouver un loyal et rassurant bonheur Au rendez-vous donné par la ville étrangère…
— Lorsque tu t’en allais pour quitter ton ennui, Chère âme, à cette époque heureuse et mensongère De la jeunesse, à qui nulle douleur ne nuit
Tant l’espoir est entier ! Quand tu partais, si grave Que l’on plaignait ton sort, que tu te croyais brave, Ah ! tu n’ignorais pas, en ton instinct puissant. Que la joie est toujours conseillère du sang Pour la fortuite et sûre et perpétuelle ivresse ! Comme un pollen porté par le vent, ta détresse Flottait sur tant d’espace ouvert et traversé ! Les cris des trains, pareils à des bras dispersés, Ressemblaient à ton cœur ; tes rêveuses prunelles Contemplaient l’horizon, flagellé et chassé Par le vent, qui, cherchant ton visage oppressé, Faisait bondir sur toi ses fluides gazelles ! — Et puis on arrivait. Fiers regards imprudents Vers le puissant hasard, qui en tous lieux attend La douleur qui se plaint, se démasque et se nomme : Douleur, nom du désir et du rêve des hommes ! Commencement d’un neuf et consolant exploit. Ô chemins inconnus ! ô fontaines de Rome ! Fleuve du ciel gisant dans les canaux des toits. Visages révélés, destin qui se propose… Mais j’accepte à présent de plus austères lois ; Je crains trop le plaisir auquel un cœur s’expose, Partir, c’est espérer, c’est exiger, je n’ose Souhaiter que ma vie ait cette force encor De toujours provoquer le désir et la mort, Et d’inviter sans fin la Nature infidèle À vaincre un cœur plus fier et plus vivace qu’elle !…
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