La ville nouvelle - Emile Verhaeren
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La ville nouvelle - Emile Verhaeren
DE LA CONDITION HUMAINE LE LABEUR DES HOMMES ET DES FEMMES |
La ville nouvelle "Les Flammes hautes" - 1917 Emile Verhaeren Un treuil audacieux Semble lever jusqu’aux cieux D’énormes pierres, une à une ; Et son câble d’acier luit aux rais de la lune ; Et plus loin d’autres treuils monumentaux Règnent également de travaux en travaux, Et l’on entend dans l’ombre où de grands feux s’étagent Le bruit de cent marteaux monter jusqu’aux nuages. Un pan de ville est tombé là Dans la poussière et le plâtras Et gît à terre, sous la pluie : Sur le sol défoncé de l’un à l’autre bout Quelque vieux mur branlant s’est maintenu debout, Où zigzague un chemin de fumée et de suie. Des gens aujourd’hui morts ont aimé ces foyers Dont la trace perdure aux flancs d’une ruine ; Ils ont vu les tisons rouges y flamboyer Pour y chauffer leurs mains, leurs fronts et leurs poitrines Ils ont passé leur vie à marcher, à s’asseoir, À recompter leur or près des flammes dardées, Et puis se sont éteints comme ces feux, un soir, N’ayant plus dans leur cœur que de vieilles idées. Ils sont partis sous terre, au loin, on ne sait où, Pauvres noms effacés sur des tombes fendues, Et seul à la muraille est demeuré le clou Où leur image, en un vieux cadre, était pendue. L’église où s’en allaient leur pas chaque matin S’élevait là où se bossuent mille décombres ; Ils y glissaient au long des murs comme des ombres Et leur quartier dévot serrait tout leur destin. Un carillon alerte y secouait les heures Et les cloches y imposaient leurs voix majeures ; Et maintenant, Plus rien ne s’y entend Que, de l’aurore au soir, un bruit grinçant de chaînes Et le han du travail et la voix des sirènes. Ainsi s’en va tout le passé Broyé, tordu et dispersé, Avec ses carrefours et ses vieilles ruelles, Et déjà monte et luit jusques à l’horizon, Toujours plus haut, l’orgueil des tours et des maisons, Bourdonnantes du bruit de leurs foules nouvelles. Ô travaux rassemblés pour créer l’avenir ! Tonnerres merveilleux de puissance ordonnée, Comme vous avez mis à bas le souvenir De ceux qui parquaient là leur vie emprisonnée ! Ma pensée est en vous, pierres, marbres, granits, Qui devenez l’assise où l’avenir condense, Soit pour le brusque accord ou le soudain conflit, Les mille efforts tendus vers l’or et sa démence. II Dès le matin, Dans la ville aux vastes entreprises, Mille journaux disséminent soudain La terreur ou le deuil, la hâte ou la surprise. Le monde y retentit au long de fils rivés À des cornets sonores ; Et jusque dans le sol, sous les sombres pavés, La fièvre court, et vibre encore. À chaque envol de l’innombrable papier blanc On croit voir un million d’ailes Apporter dans le cœur des peuples violents Ou les accords ou les querelles. Chaque maison de la cité tremble et bruit, Chaque cerveau y fait le rêve Qu’un jour, sous son effort, le bloc d’ombre et de nuit De l’impossible se soulève. Toute lueur y semble un brusque éclat de l’or Qui illumine et qui foudroie ; Tout intérêt y guette un intérêt moins fort Pour le mordre comme une proie. Se dépasser sans cesse et dépasser autrui S’y résume en règle de vie ; Et s’y faire un corps sain pour qu’il serve d’appui Aux bonds d’une âme inassouvie. Ô cette fureur âpre et constante toujours Qui s’emporte, éclate, s’affole, Mais qui se cache aussi sous de souples discours Et de bénévoles paroles ! Vice ou vertu, peu importe ce qu’on en croit, Ni de quel nom chacun la nomme : Elle seule compose et l’espoir et la foi Et le moderne orgueil des hommes. Elle est leur être neuf, féroce et affamé Par la nécessité nouvelle ; Elle est leur force dure, elle est leur cœur formé Par les rages de leur cervelle. III Là-bas, au loin, illuminant la terre vaste, Règnent Londres, Berlin, New-York et Paris. Dites, de quel orgueil sont armés les esprits Qui se trempent et s’exercent en leurs contrastes ! L’effort, chiffre jadis, aujourd’hui s’y fait somme. Tout s’y condense et s’y espace en même temps ; L’âpre avenir qui vient à nous, le cœur battant, Ne s’y veut plus donner qu'à des groupements d’hommes L’ordre y règne. Dûment, il enfonce en sa gaîne Les pointes et les dards d’un travail partagé : Sur chaque geste, un plus haut geste est allongé Qui le guide d’abord, puis l’excite et l’entraîne. Si bien que tout s’y noue en une force unique Se resserrant toujours de bureaux à bureaux Et qu’il ne faut qu’un seul, mais lucide cerveau Pour mener vers son but tant d’essors mécaniques. C’est lui, lui seul, qui juge et tout à coup décide ; Où d’autres ne voient rien, lui seul il aperçoit ; Il est de rêve ardent, s’il est de calcul froid, Et l’heure du danger lui apparaît splendide. Parfois quittant la page où ses notes s’étalent, Le front contre la vitre, il se complaît à voir D’autres maisons, là-bas, se dresser dans le soir Et pousser vers les cieux leurs enseignes rivales. De haut en bas s’illuminent leurs cent fenêtres Qui braquent leur clarté vers sa maison à lui Et, derrière un carreau, il voit passer aussi L’homme qui le jalouse et l’abattra peut-être. Et plus loin, jusques au port, de rue en rue, La même lutte y serre ou bien y rompt ses nœuds, Et l’angoisse y rabat l’espoir impérieux, Et l’espoir y succède à l’affre disparue. Tout y est transe, ardeur, mauvais ou bon augure. Oh ! ces banques qui sont les tragiques brasiers Dont les flammes passent de quartiers en quartiers Jetant sur la cité leurs volantes brûlures ; Elles sont l’or hallucinant les capitales, L’or dominant et ses vaincus et ses vainqueurs, L’or qui pénètre et mord jusqu’en ses profondeurs, Terriblement, notre vieille âme occidentale. Liens vers les textes de cet auteur |
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