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Amours inquiètes "La Jeunesse blanche" - 1886 Georges Rodenbach
I
Tous les escaladeurs de ciel et de nuées, Tous les porteurs de croix, tous les voleurs de feu Qui vont vers la lumière à travers les huées Cherchent dans un regard l’infini du ciel bleu.
Quel que soit leur Calvaire, il leur faut une femme ! Parfums de Madeleine, oh ! tombez sur leurs pieds ! Linge de Véronique, approchez, comme une âme, Pour garder dans vos plis leurs masques copiés.
Combien s’en vont tous seuls dans de froids paysages Grandis par la chimère ou courbés par l’affront ! Linge de Véronique, étanchez leurs visages, S’ils vont s’y imprimer, c’est la couronne au front !
II
Oh ! bonheur ! rencontrer une autre âme touchante Qui dans votre abandon vous donne un peu d’amour, Et, tous deux enlacés dans la nuit approchante, Causer d’éternité devant la mort du jour !
Ivresse de goûter la sourdine de l’heure, Ivresse d’être deux, qu’on veut diviniser, Et mêlant tout un soir, malgré le vent qui pleure, Des lèvres qui déjà ne sont plus qu’un baiser !
Et dans ce clair-obscur, les douloureux poètes Interprètent leur âme et commentent leurs vœux, Et ce sont des miroirs où se mirent leurs têtes Pour voir confusément se mêler leurs cheveux.
Comme une brûlure ils ont peur de la lampe Où leur songe de neige aurait bientôt fondu, Et l’insecte blessé de la parole rampe, Et l’on ne dit plus rien, sans savoir qu’on s’est tu !…
III
Parfois en plein amour on a rompu le charme ; On se blesse, on s’afflige involontairement, Ainsi que des enfants jouant avec une arme, Et l’on se fait beaucoup de mal tout en s’aimant.
On souffre quelques jours ; puis, vaincu par l’absence, On cherche à se revoir dans un faubourg lointain ; Mais on sent dans sa voix comme une réticence, Et l’on sent dans son cœur quelque chose d’éteint.
On va par la grand’route où des brouillards opaques Amassent du mystère à l’horizon qui fuit, Tandis qu’au loin de grands oiseaux élégiaques Sur leurs ailes de deuil apportent de la nuit !
Et tous deux, tristement, sentent que quelque chose, Quelque chose de doux est mort, bien mort en eux, Que c’est leur pauvre amour, leur enfant frêle et rose, Et qu’il est mort du mal des enfant trop heureux !
Qu’ils s’en vont maintenant le mettre dans sa tombe Comme dans de l’oaute un cadavre d’oiseau ; Car depuis le matin beaucoup de neige tombe Et sa fosse aura l’air d’un calme et blanc berceau,
On s’attendrit ; la femme a de vagues reproches En disant à mi-voix comme on s’aimait jadis ; Et douloureusement, de très lointaines cloches Dispersent dans le soir quelques De Profundis.
IV
Mangeant des larmes et du vent On va toujours, par la grand’route ; On s’aime encor, on pleure, on doute. Oh ! si l’amour était vivant !
Comme la neige est abondante ! Elle est silencieuse. On peut Lui confier tout ce qu’on veut ; C’est une sûre confidente
Qui n’a jamais rien répété, Gardant comme une blanche idole Le secret du vain bruit frivole Que deux lèvres ont chuchoté.
On avance encore. Il fait morne ; Les maisons dans le vent du nord Ont l’air d’avoir chacune un mort… Un garde-barrière, au loin, corne !
Et le convoi noir en passant Avec ses vitres allumées Arbore au milieu des fumées Comme des linges pleins de sang.
Par la plaine mourante et nue Il s’éloigne, d’un air fatal ; Et son hurlement de métal Dans l’ombre immense s’atténue.
Ses fanaux rouges dans le soir Pâlissent bientôt et trépassent… C’est ainsi que nos amours passent : Convois de feu sur un fond noir !
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