Le soldat laboureur - Paul Verlaine
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Le soldat laboureur - Paul Verlaine
HISTOIRES SINGULIERES |
Le soldat laboureur "Jadis et naguère" - 1884 Paul Verlaine Or ce vieillard était horrible : un de ses yeux, Crevé, saignait, tandis que l’autre, chassieux, Brutalement luisait sous son sourcil en brosse ; Les cheveux se dressaient d’une façon féroce, Blancs, et paraissaient moins des cheveux que des crins ; Le vieux torse solide encore sur les reins, Comme au ressouvenir des balles affrontées, Cambré, contrariait les épaules voûtées ; La main gauche avait l’air de chercher le pommeau D’un sabre habituel et dont le long fourreau Semblait, s’embarrassant avec la sabretache, Gêner la marche et vers la tombante moustache La main droite parfois montait, la rebroussant. Il était grand et maigre et jurait en toussant. Fils d’un garçon de ferme et d’une lavandière, Le service à seize ans le prit. Il fit entière La campagne d’Égypte. Austerlitz, Iéna, Le virent. En Espagne un moine l’éborgna : — Il tua le bon père et lui vola sa bourse, — Par trois fois traversa la Prusse au pas de course, En Hesse eut une entaille épouvantable au cou, Passa brigadier lors de l’entrée à Moscou, Obtint la croix et fut de toutes les défaites D’Allemagne et de France, et gagna dans ces fêtes Trois blessures, plus un brevet de lieutenant Qu’il résigna bientôt, les Bourbons revenant, À Mont-Saint-Jean, bravant la mort qui l’environne. Dit un mot analogue à celui de Cambronne ; Puis, quand pour un second exil et le tombeau, La Redingote grise et le petit Chapeau Quittèrent à jamais leur France tant aimée Et que l’on eut, hélas ! dissout la grande armée, Il revint au village, étonné du clocher. Presque forcé pendant un an de se cacher, Il braconna pour vivre, et quand des temps moins rudes L’eurent, sans le réduire à trop de platitudes, Mis à même d’écrire en hauts lieux à l’effet D’obtenir un secours d’argent qui lui fut fait, Logea moyennant deux cents francs par an chez une Parente qu’il avait, dont toute la fortune Consistait en un champ cultivé par ses fieux, L’un marié depuis longtemps et l’autre vieux Garçon encore, et là notre foudre de guerre Vivait, et bien qu’il fût tout le jour sans rien faire Et qu’il eût la charrue et la terre en horreur, C’était ce qu’on appelle un soldat laboureur. Toujours levé dès l’aube et la pipe à la bouche Il allait et venait, engloutissait, farouche, Des verres d’eau-de-vie et parfois s’enivrait, Les dimanches tirait à l’arc au cabaret, Après diner faisait un quart d’heure sans faute Sauter sur ses genoux les garçons de son hôte Ou bien leur apprenait l’exercice et comment Un bon soldat ne doit songer qu’au fourniment. Le soir il voisinait, tantôt pinçant les filles, Habitude un peu trop commune aux vieux soudrilles, Tantôt, geste ample et voix forte qui dominait Le grillon incessant derrière le chenêt, Assis auprès d’un feu de sarments qu’on entoure Confusément disait l’Elster, l’Estramadoure, Smolensk, Dresde, Lutzen et les ravins vosgeois Devant quatre ou cinq gars attentifs et narquois S’exclamant et riant très fort aux endroits farces. Canonnade compacte et fusillade éparses, Chevaux éventrés, coups de sabre, prisonniers Mis à mal entre deux batailles, les derniers Moments d’un officier ajusté par derrière, Qui se souvient et qu’on insulte, la barrière Clichy, les alliés jetés au fond des puits, La fuite sur la Loire et la maraude, et puis Les femmes que l’on force après les villes prises, Sans choix souvent, si bien qu’on a des mèches grises Aux mains et des dégoûts au cœur après l’ébat Quand passe le marchef ou que le rappel bat, Puis encore, les camps levés et les déroutes. Toutes ces gaîtés, tous ces faits d’armes et toutes Ces gloires défilaient en de longs entretiens, Entremêlés de gros jurons très peu chrétiens Et de grands coups de poing sur les cuisses voisines. Les femmes cependant, sœurs, mères et cousines, Pleuraient et frémissaient un peu, conformément À l’usage, tout en se disant : « Le vieux ment. » Et les hommes fumaient et crachaient dans la cendre. Et lui qui quelquefois voulait bien condescendre À parler discipline avec ces bons lourdauds Se levait, à grands pas marchait, les mains au dos, Et racontait alors quelque fait politique Dont il se proclamait le témoin authentique, La distribution des Aigles, les Adieux, Le Sacre et ce Dix-huit Brumaire radieux, Beau jour où le soldat qu’un bavard importune Brisa du même coup orateurs et tribune, Où le dieu Mars mis par la Chambre hors la Loi Mit la Loi hors la Chambre et, sans dire pourquoi, Balaya du pouvoir tous ces ergoteurs glabres, Tous ces législateurs qui n’avaient pas de sabres ! Tel parlait et faisait le grognard précité Qui mourut centenaire à peu près l’autre été. Le maire conduisit le deuil au cimetière. Un feu de peloton fut tiré sur la bière Par le garde champêtre et quatorze pompiers, Dont sept revinrent plus ou moins estropiés À cause des mauvais fusils de la campagne. Un tertre qu’une pierre assez grande accompagne Et qu’orne un saule en pleurs est l’humble monument Où notre héros dort perpétuellement. De plus, suivant le vœu dernier du camarade, On grava sur la pierre, après ses noms et grade, Ces mots que tout Français doit lire en tressaillant : "Amour à la plus belle et gloire au plus vaillant. " Liens vers les textes de cet auteur |
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