La mort de Philippe II - Paul Verlaine
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La mort de Philippe II - Paul Verlaine
HISTOIRE ET POLITIQUE LA RENAISSANCE |
La mort de Philippe II "Poèmes saturniens" - 1866 Paul Verlaine Le coucher d’un soleil de septembre ensanglante La plaine morne et l’âpre arête des sierras Et de la brume au loin l’installation lente. Le Guadarrama pousse entre les sables ras Son flot hâtif qui va réfléchissant par places Quelques oliviers nains tordant leurs maigres bras. Le grand vol anguleux des éperviers rapaces Raye à l’ouest le ciel mat et rouge qui brunit, Et leur cri rauque grince à travers les espaces. Despotique, et dressant au-devant du zénith L’entassement brutal de ses tours octogones, L’Escurial étend son orgueil de granit. Les murs carrés, percés de vitraux monotones, Montent droits, blancs et nus, sans autres ornements Que quelques grils sculptés qu’alternent des couronnes. Avec des bruits pareils aux rudes hurlements D’un ours que des bergers navrent de coups de pioches Et dont l’écho redit les râles alarmants, Torrent de cris roulant ses ondes sur les roches, Et puis s’évaporant en des murmures longs, Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches. Par les cours du palais, où l’ombre met ses plombs, Circule – tortueux serpent hiératique – Une procession de moines aux frocs blonds Qui marchent un par un, suivant l’ordre ascétique, Et qui, pieds nus, la corde aux reins, un cierge en main, Ululent d’une voix formidable un cantique. – Qui donc ici se meurt ? Pour qui sur le chemin Cette paille épandue et ces croix long-voilées Selon le rituel catholique romain ? – La chambre est haute, vaste et sombre. Niellées, Les portes d’acajou massif tournent sans bruit, Leurs serrures étant, comme leurs gonds, huilées. Une vague rougeur plus triste que la nuit Filtre à rais indécis par les plis des tentures À travers les vitraux où le couchant reluit, Et fait papilloter sur les architectures, À l’angle des objets, dans l’ombre du plafond, Ce halo singulier qu’on voit dans les peintures. Parmi le clair-obscur transparent et profond S’agitent effarés des hommes et des femmes À pas furtifs, ainsi que les hyènes font. Riches, les vêtements des seigneurs et des dames, Velours, panne, satin, soie, hermine et brocart, Chantent l’ode du luxe en chatoyantes gammes, Et, trouant par éclairs distancés avec art L’opaque demi-jour, les cuirasses de cuivre Des gardes alignés scintillent de trois quart. Un homme en robe noire, à visage de guivre, Se penche, en caressant de la main ses fémurs, Sur un lit, comme l’on se penche sur un livre. Des rideaux de drap d’or roides comme des murs Tombent d’un dais de bois d’ébène en droite ligne, Dardant à temps égaux l’œil des diamants durs. Dans le lit, un vieillard d’une maigreur insigne Egrène un chapelet, qu’il baise par moment, Entre ses doigts crochus comme des brins de vigne. Ses lèvres font ce sourd et long marmottement, Dernier signe de vie et premier d’agonie, — Et son haleine pue épouvantablement. Dans sa barbe couleur d’amarante ternie, Parmi ses cheveux blancs où luisent des tons roux, Sous son linge bordé de dentelle jaunie, Avides, empressés, fourmillants, et jaloux De pomper tout le sang malsain du mourant fauve En bataillons serrés vont et viennent les poux. C’est le Roi, ce mourant qu’assiste un mire chauve, Le Roi Philippe Deux d’Espagne, — saluez ! — Et l’aigle autrichien s’effare dans l’alcôve, Et de grands écussons, aux murailles cloués, Brillent, et maints drapeaux où l’oiseau noir s’étale Pendent de çà de là, vaguement remués !… — La porte s’ouvre. Un flot de lumière brutale Jaillit soudain, déferle et bientôt s’établit Par l’ampleur de la chambre en nappe horizontale ; Porteurs de torches, roux, et que l’extase emplit, Entrent dix capucins qui restent en prière : Un d’entre eux se détache et marche droit au lit. Il est grand, jeune et maigre, et son pas est de pierre, Et les élancements farouches de la Foi Rayonnent à travers les cils de sa paupière ; Son pied ferme et pesant et lourd, comme la Loi, Sonne sur les tapis, régulier, emphatique : Les yeux baissés en terre, il marche droit au Roi. Et tous sur son trajet dans un geste extatique S’agenouillent, frappant trois fois du poing leur sein, Car il porte avec lui le sacré Viatique. Du lit s’écarte avec respect le matassin, Le médecin du corps, en pareille occurrence, Devant céder la place, Âme, à ton médecin. La figure du Roi, qu’étire la souffrance, À l’approche du fray se rassérène un peu, Tant la religion est grosse d’espérance ! Le moine cette fois ouvrant son œil de feu, Tout brillant de pardons mêlés à des reproches, S’arrête, messager des justices de Dieu. — Sinistrement dans l’air du soir tintent les cloches. Et la Confession commence. Sur le flanc Se retournant, le Roi, d’un ton sourd, bas et grêle, Parle de feux, de juifs, de bûchers et de sang. — "Vous repentiriez-vous par hasard de ce zèle ? Brûler des juifs, mais c’est une dilection ! Vous fûtes, ce faisant, orthodoxe et fidèle. " — Et, se pétrifiant dans l’exaltation, Le Révérend, les bras en croix, tête baissée, Semble l’esprit sculpté de l’Inquisition. Ayant repris haleine, et d’une voix cassée, Péniblement, et comme arrachant par lambeaux Un remords douloureux du fond de sa pensée, Le Roi, dont la lueur tragique des flambeaux Éclaire le visage osseux et le front blême, Prononce ces mots : Flandre, Albe, morts, sacs, tombeaux. — "Les Flamands, révoltés contre l’Église même, Furent très justement punis, à votre los, Et je m’étonne, ô Roi, de ce doute suprême. "Poursuivez. » Et le Roi parla de don Carlos. Et deux larmes coulaient tremblantes sur sa joue Palpitante et collée affreusement à l’os. — "Vous déplorez cet acte, et moi je vous en loue ! "L’Infant, certes, était coupable au dernier point, "Ayant voulu tirer l’Espagne dans la boue "De l’hérésie anglaise, et de plus n’ayant point "Frémi de conspirer – ô ruses abhorrées ! – "Et contre un Père, et contre un Maître, et contre un Oint !" Le moine ensuite dit les formules sacrées Par quoi tous nos péchés nous sont remis, et puis, Prenant l’Hostie avec ses deux mains timorées, Sur la langue du Roi la déposa. Tous bruits Se sont tus, et la Cour, pliant dans la détresse, Pria, muette et pâle, et nul n’a su depuis Si sa prière fut sincère ou bien traîtresse. – Qui dira les pensers obscurs que protégea Ce silence, brouillard complice qui se dresse ? Ayant communié, le Roi se replongea Dans l’ampleur des coussins, et la béatitude De l’Absolution reçue ouvrant déjà L’œil de son âme au jour clair de la certitude, Épanouit ses traits en un sourire exquis Qui tenait de la fièvre et de la quiétude. Et tandis qu’alentour ducs, comtes et marquis, Pleins d’angoisses, fichaient leurs yeux sous la courtine, L’âme du Roi mourant montait aux cieux conquis, Puis le râle des morts hurla dans la poitrine De l’auguste malade avec des sursauts fous : Tel l’ouragan passe à travers une ruine. Et puis plus rien ; et puis, sortant par mille trous, Ainsi que des serpents frileux de leur repaire, Sur le corps froid les vers se mêlèrent aux poux. – Philippe Deux était à la droite du Père. PHILIPPE II D'ESPAGNE ce texte évoque la mort du roi Philippe II d'Espagne qui intervint le 13 septembre 1598. Ce prince, fils de Charles Quint, était extrêmement puissant puisqu'il était roi d'Espagne, de Naples et de Sicile, archiduc d'Autriche, duc de Milan et souverain des Pays-Bas de l'abdication de son père en 1555 à sa mort. Il fut également roi de Portugal à partir de 1580. Du fait de son mariage avec Marie Tudor, il était aussi roi consort d'Angleterre de 1554 à 1558. En tant que roi d'Espagne, il était à la tête des possessions espagnoles extra-européennes, principalement en Amérique, qui lui assuraient des ressources considérables. Son long règne, entaché par une légende noire due pour une large part à la propagande de ses ennemis, notamment l'Angleterre d'Élisabeth Ie et les provinces protestantes des Pays-Bas engagées dans une longue guerre d'indépendance, marque l'apogée diplomatique de l'Espagne, à une époque où le royaume de France voisin est en proie aux guerres de Religion. Liens vers les textes de cet auteur |
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