Les morts - Anna de Noailles
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Les morts - Anna de Noailles
LA MORT ET LE DEUIL |
Les morts "Les Vivants et les Morts" - 1913 Anna de Noailles Seigneur, j’ai vu la face inerte de vos morts, J’ai vu leur blanc visage et leurs mains engourdies ; J’ai cherché, le front bas devant ces calmes corps, Ce qui reste autour d’eux d’une âme ivre et hardie. Leur triste bouche, hélas ! hors du bien et du mal A conquis la suprême et vaine sauvegarde ; Comme un remous secret, hésitant, inégal, Un flottant inconnu sous leurs traits se hasarde. Rien en leurs membres las n’a gardé la tiédeur De la haute aventure, humaine, ample et vivace ; Ils sont emplis d’oubli, d’abîme, de lourdeur ; On sent s’éloigner d’eux l’atmosphère et l’espace. Barques à la dérive, ils ont quitté nos ports ; Ainsi qu’une momie au fil d’un flot funèbre, Ils vont, fardeau traîné vers d’étranges ténèbres Par la complicité du temps rapide et fort. Nos déférents regards humblement les contemplent : Soldats anéantis, victimes sans splendeur ! — J’écoute s’écrouler les colonnes du temple Que mon orgueil avait élevé sur mon cœur. Hélas ! nul Dieu, nul Dieu ne parle par leur ombre ; Aucun tragique jet de flamme et de fierté N’émane de ces corps, qui, détachés des nombres, Sont tombés dans le gouffre où rien n’est plus compté… Ainsi je m’en irai, cendre parmi les cendres ; Mon regard qui marquait son sceau sur le soleil, Mes pas qui, s’élevant, voyaient les monts descendre, Subiront ce destin singulier et pareil. Je serai ce néant sans volonté, sans geste, Ce dormeur incliné qui, si on l’insultait, Garderait le silence absorbé qui lui reste, N’opposerait qu’un front qui consent et se tait. — Ah ! quand j’étais si jeune et que j’aimais les heures Par besoin d’épuiser mon courage infini, Je songeais en tremblant à la sombre demeure Qu’on creuse dans le sol granuleux et bruni ; Mais rien n’irritera l’épave solitaire ; La peur est aux vivants, mais les morts sont exclus. Quoi ! rien n’est donc pour eux ? Quoi ! pas même la terre Ne se fera connaître à leurs sens révolus ? Rien ! voilà donc ton sort, âme altière et régnante ; Voilà ton sort, cœur ivre et brûlant de désir ; Regard ! voilà ton sort. Douleur retentissante, Voilà votre tonnerre et votre long loisir ! Rien ! oui, j’ai bien compris, mon esprit s’agenouille ; Je jette mon amour sur cette humanité Qui, toujours encerclée et prise par la rouille, Transmet l’ardent flambeau de son inanité… Ainsi, je sais, je sais ! Accordez-moi la grâce De souffrir à l’écart, de laisser à mon cœur Le temps de regarder les univers en face Et de ne pas faiblir de honte et de stupeur : — Ainsi je n’étais rien, et mon esprit qui songe Avait bien parcouru les espaces, les temps ; Comme l’aigle qui monte et le dauphin qui plonge Je revenais portant les riants éléments ! La fierté, la pitié, les pardons, le courage, En possédant mon cœur se l’étaient partagé ; Sans répit, sans repos, je luttais dans l’orage Comme un vaisseau qu’un flot fougueux rend plus léger ! C’est bien, j’accepte cet écroulement du rêve, Ce suprême répons à mon esprit dressé Comme une tour puissante et guerrière où se lèvent L’Attente impétueuse et l’Espoir offensé ! Mais avant d’accepter, sans plus jamais me plaindre, Ce lot où vont périr l’espérance et la foi, Hélas ! avant d’aller m’apaiser et m’éteindre, Amour, je vous bénis une dernière fois : Je vous bénis, Amour, archange pathétique, Sublime combattant contre l’ombre et la mort, Lucide conducteur d’un monde énigmatique, Exigeant conseiller que consulte le sort ; Par vos terribles soins, comme de grandes fresques, L’Histoire des humains suspend au long des jours Des figures en feu, pourpres et romanesques, Dont la flamme et le sang ont tracé les contours. — Seigneur, l’âme est l’élan, la dépense infinie, Seigneur, tout ce qui est, est amour ou n’est rien. Au centre d’une ardente et plaintive agonie J’ai possédé les jours futurs, les temps anciens ; Vienne à présent la mort et son atroce calme, Mer où les vaisseaux n’ont ni voiles ni hauban, Contrée où nul zéphyr ne fait bouger les palmes, Arène où nul couteau ne trouve un cœur sanglant ! Vienne la mort, mon âme a dépassé les bornes, Mon esprit, comme un astre, aux cieux s’est projeté, J’ignorerai l’abîme humiliant et morne, Mon cœur dans la douleur eut son éternité ! Autres textes du même auteur Annecy Après l'ondée Automne, ton soleil Bayonne Ce ne sont pas les mots Chaleur Comme le temps est court Constantinople Eloge de la rose Entre les tombeaux et les astres Exaltation Eveil d'une journée Il fera longtemps clair ce soir Il pleut. Le ciel est noir J'écris pour que le jour où je ne serai plus J'espère de mourir Je croyais être Je veux bien respirer… Jeunesse Joviale odeur de la neige L'abondance L'ardeur L'automne L'enchantement de la Sicile L'enfance L'hiver L'Ile des folles à Venise L'innocence L'inquiet désir L'Inspiration L'offrande à la nature La cité natale La jeunesse La journée heureuse La mort de Jaurès La mort dit à l'homme La mort fervente La musique de Chopin La naissance du jour La vie profonde Le baiser Le cri des hirondelles Le jardin et la maison Le pays Le plaisir des oiseaux Le port de Palerme Le soldat Le souvenir des morts Le temps de vivre Le verger Le voyage Le voyage sentimental Les biches Les bords de la Marne Les îles bienheureuses Les journées romaines Les morts pour la Patrie Les nuits d'été Les plaisirs des jardins Les poètes romantiques Les voyages Matin frémissant Mon âme de peine et de joie Novembre O lumineux matin Ô Mort, vous rendez tout… Paysage du Hainaut Prière au destin Prière du combattant Qu'ai-je à faire de vous ? S'il est quelque autre chose au monde Stances à Victor Hugo Trains en été Tristesse de l'amour Un automne à Venise Un jardin au printemps Un soir à Vérone Un soir en Flandre Verdun Versailles Visite à la cathédrale de Reims |
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