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Certes, ce siècle est grand "Premiers Poèmes" - 1903 Jules Laforgue
Certes, ce siècle est grand ! quand on songe à la bête De l’âge du silex, cela confond parfois De voir ce qu’elle a fait de sa pauvre planète, Malgré tout, en domptant une à une les Lois.
Le télescope au loin fouille les Nébuleuses, Le microscope atteint l’infiniment petit, Un fil nerveux qui court sous les mers populeuses Unit deux continents dans l’éclair de l’esprit;
Des peuples de démons qui vivent dans la terre, En extraient les granits, la houille, les métaux, Et des cités de bois monte au ciel un tonnerre De fourneaux haletants, de sifflets, de marteaux;
Les ballons vont rêver aux solitudes bleues, Un moteur met en branle une usine d’enfer, Les trains et les vapeurs soufflent mangeant les lieues, On perce des tunnels dans les monts, sous la mer;
Nous avons les parfums, les tissus, l’eau-de-vie, Les fusils compliqués, les obusiers ventrus, Les livres, l’art, le gaz, et la photographie, Nous sommes libres, fiers; nous vivons mieux et plus;
Jamais l’Homme pourtant n’a tant pleuré. La Terre Meurt de se savoir seule ainsi dans l’Infini, Et trouvant tout menteur depuis qu’elle est sans Père Ne sait plus que ce mot : lamasabacktani.
Ah! l’homme n’a qu’un jour; que lui font la science, La santé, le bien-être, et les arts superflus, Si l’au-delà suprême est clos à l’espérance ? Et quel but à sa vie alors qu’on ne croit plus ?
Oh n’est-ce pas mon Christ, mieux valait l’esclavage, Les terreurs et la lèpre et la mort sans linceul, Et sous un ciel de plomb l’éternel Moyen-Age, Avec la certitude au moins qu’on n’est pas seul!
Ah! la vie est bien peu ses douleurs sont sacrées Quand on est SUR d’entrer après ce mauvais jour Dans la grande douceur où, toujours altérées, Les âmes se fondront de tristesse et d’amour!.
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